RECITS
Forêt de l’Edough, 9 novembre 1955
« Les voltigeurs progressent en silence, l’œil aux aguets, l’arme prête, foulant le tapis des feuilles rousses arrachées aux chênes-lièges par un vent salé venu de la mer. Il fait froid en ce début d’un automne précoce et l’effort arrache aux lèvres des hommes de longs panaches de buée. La forêt de l’Edough est belle, sauvage, mystérieuse, mais les parachutistes n’en retiennent que la menace qui pèse sur eux. Ces buissons touffus, ces arbres courtauds et bouffis, ces sentiers tortueux, grimpant au flanc des pitons pour plonger vers quelque ruisseau encaissé, ne sont pas les éléments d’un décor vaguement romantique, mais plutôt un labyrinthe exténuant dont chaque mètre peut abriter l’arme qui crachera la mort
En troisième position, immédiatement derrière ses deux éclaireurs de pointe, l’aspirant Cadot avance à grands pas élastiques. Il a vingt ans tout juste, vient à peine de quitter les bancs de l’École des officiers de réserve, et son mince galon d’or fileté de noir lui inspire encore fierté et étonnement. Il a le même âge que ses soldats mais il se sent responsable de leur sécurité, de leur vie
[….]
Il (Bigeard) a sorti ses compagnies de leurs cantonnements, les a lancées dans la nature, vivant dans les bois, sous la tente, constamment présents sur le terrain même où opèrent les bandes. Les hommes, les jeunes surtout, comme Guy Cadot, ont l’impression d’être plus près de leurs adversaires, de leurs habitudes, de leurs méthodes de combat. Ils en arrivent parfois à comprendre les motifs de leur révolte.Des motifs que Sentenac, avec son sens des formules imagées, décrit ainsi à son aspirant :
-Les arabes en ont assez d’être des bougnoules.Ils veulent devenir des hommes et si l’on en fait pas des Français, ils se feront tuer pour devenir des Algériens…
Sentenac avec son passé de vieux baroudeur, Cadot avec la pureté de l’adolescence, ont acquis finalement plus d’estime pour ces maquisards qui ont eu le courage d’affronter la vie rude des djebels, les risques du combat, la possibilité d’être tué, qu’ils n’en avaient pour les braillards qui, dans les villes règlent cent fois par jour le problème en sirotant leur anisette :
-Les arabes ? Rien qu’en tuer dix mille qu’il faudrait.Après, pour dix ans on serait tranquilles…
Cadot s’indigne, Sentenac hausse les épaules. Ils forment une étrange équipe dans laquelle le chef est aussi le protégé de son adjoint. Au début, quand Volquemanne, le commandant de la troisième compagnie a nommé Cadot à la tête de la 3e section, il a prévenu Sentenac :
-Tu as fait la guerre et pas lui. C’est pourquoi je te confie le hoche-queue.A toi de lui apprendre à commander en commençant par lui obéir…
Sentenac a promis. Il veille sur son aspi comme un professeur sur son élève, avec, parfois, des attendrissements de grand-père,
-Allez, mon lieutenant, dit-il en gouaillant : faut pas vous casser la tête : les pieds-noirs, n’oubliez pas qu’ils ont dit « présents » quand la France avait des ennuis. L’Italie, le débarquement de Provence, les Vosges…Il est normal qu’ils attendent tout de nous…
-Ils devraient se sentir davantage concernés par cette guerre. Je trouve qu’ils se déchargent un peu trop vite sur les militaires des problèmes de sécurité pour pouvoir continuer à mener la même vie qu’avant.Avez-vous remarqué que la bière a doublé de prix quand on arrive dans un village ?Il n’y a pas de petit profit ! Ils pourraient pourtant imaginer que la paix passe d’abord par leur acceptation de concessions indispensables.Sinon, quand ils se réveilleront, ils n’auront le choix qu’entre la valise et le cercueil…
Un timide rayon de soleil oblique a percé l’épaisse couche de nuages qui fait scintiller le givre accroché aux feuilles.Il est dix heures du matin, ce 9 novembre 1955.Après l’embuscade de la nuit, Cadot et Sentenac ont levé le camp et reviennent vers le piton de la 3e compagnie. Par radio, Cadot a transmis sa position. Quelques centaines de mètres devant, la crête se précise, dorée sous un ciel gris-clair, entre les arbres mauves et les genêts violets tachés de blanc…
D’un geste Cadot a relancé sa section en avant. En tête Le Corre, un jeune engagé, visage rond que des yeux bleus rendent presque naïf. C’est un Breton taillé dans le granit qui n’a peur de rien. Au passage, il sourit à l’aspirant.
La section avance comme à l’exercice, tous courbés, bondissant d’arbre en arbre, obéissant à la seconde aux ordres, lancés par gestes par Sentenac qui veille en arrière, aux aguets comme un chien surveillant le troupeau, la carabine au creux du bras.
Cadot a rejoint sa place, en tête. Il est heureux. Il se sent libre détendu. Et puis il se retourne soudain, cherchant à deviner, sur sa droite, son groupe d’appui qui progresse, en flanquement de section. Il n’a pas eu le temps de voir. Le coup de feu a été tiré tout près, pratiquement à bout portant. Le rebelle était tapi dans un buisson. Peut-être s’est-il cru deviné, peut-être attendait-il seulement de voir apparaître le gradé pour décharger son arme ? On ne le saura pas. Maintenant, l’accrochage prend de l’ampleur. Les paras ajustent au jugé des adversaires qu’ils entrevoient, qu’ils croient deviner au mouvement des herbes, des branches. Ils ont le soleil dans les yeux, et se sentent un peu déconcertés par cette embuscade. Ils ripostent, plus pour se dégager et se regrouper autour de leur lieutenant que pour chercher à reprendre l’initiative : ils sont encore si jeunes, sans expérience…
Trois minutes encore. Puis le silence revient. Penché sur l’aspirant Cadot, Sentenac tente d’enrayer l’hémorragie. Il se voit inutile, terriblement impuissant devant la mort qui, d’un seul coup a griffé le visage juvénile. Les lèvres remuent. Un peu de sang sourd au coin de la bouche, puis le corps se détend, le visage se décripse.Cadot regarde loin, au-delà des arbres, au-delà du ciel. Il est dix heures douze minutes.
Plus tard, tout à l’heure, Sentenac affirmera avoir entendu ces derniers mots : « Croire. Encore… »
C’était en tout cas la conclusion d’une lettre que, la veille, Cadot avait écrite à ses parents. Et c’est ce qui fera dire à Bigeard, dans son ordre du jour à l’occasion de la mort du premier officier du régiment :
« Cadot, « tout neuf aux paras » était dans le vrai…Il nous a tracé la ligne à suivre : « Croire encore ».Au milieu des intrigues actuelles, de la peur des responsabilités, son exemple est un précieux réconfort. La grandeur de Cadot doit nous élever, nous permettre de durer et d’espérer. »
Extrait de « Bataillon Bigeard » Erwan Bergot - Presses de la Cité, Paris.
L’aspirant Guy Cadot, 3e Régiment de Parachutistes Coloniaux, était sorti de Cherchell, peloton 19, la même année : 1955
Deux ans plus tard, le 21 novembre 1957, le sergent-chef René Sentenac était tué au combat dans l'Erg Occidental, prés de Hassi Rhambou
dans la région de Timimoun.Ce héros légendaire de Diên Biên Phu, chevalier de la Légion d'Honneur, treize citations, six blessures
a été immortalisé par la photographie le montrant mourant dans le sable, du sergent-chef Marc Flament photographe du 3e RPC
Bigeard a pris en novembre 1955 le commandement du 3e Régiment de parachutistes coloniaux.
Devise "Croire et Oser".
Près de lui le commandant Lenoir. (Photo Marc Flament)
Djebel Mimouna, 8 avril 1957
Les T-6 achèvent leur dernière passe lorsque, semblable à une grosse libellule, l’hélicoptère du capitaine Scherrer pose délicatement
ses deux roues arrière sur un rocher proche du sommet. Par la porte latérale, le lieutenant Dupille et sept tirailleurs giclent
puis se jettent aussitôt à plat ventre. Ils ne sont pas nombreux car avec l’altitude et la chaleur l’engin s’essouffle vite.
A peine allégée de sa cargaison humaine, la Banane kaki se soulève péniblement pour pouvoir se dégager et plonger dans la vallée.
Durant cette phase, elle est vulnérable, à la merci de l’ennemi avec, pour toute protection, une coque d’un millimètre d’épaisseur
de duralumin. Les secondes paraissent interminables. Elles s’éternisent comme si le destin hésitait à trancher. Soudain, un jet
d’épaisse fumée noire monte tout droit vers le ciel.
-Dégagez, on se fait tirer dessus !, hurle le capitaine Scherrer sur les ondes à l’intention des deux autres hélicoptères
qui s’approchent.
Atteinte au réservoir, la Banane se brise en deux morceaux qui basculent dans les ravins en contrebas.
Aussitôt, l’agitation atteint son paroxysme. A la radio, des cris et des jurons montent. Ordres et réponses s’entremêlent. Le
commando, qui vient de débarquer avec peu d’armes et de vivres, est complètement isolé. Une voix affolée surgit alors dans les
haut-parleurs grésillant des radios :
-Nous sommes tombés en plein milieu des fells.Le lieutenant Dupille vient d’être tué, nous sommes tirés comme des perdreaux, je n’ai que des blessés autour de moi. Ils viennent d’abattre l’hélicoptère qui nous a amenés. Venez vite. Au secours !
Cet appel est lancé par le radio du groupe héliporté de tirailleurs, un jeune appelé du contingent.
Extrait de « Se battre en Algérie » Patrick-Charles Renaud-Editions Grancher, Paris.
Le lieutenant Jean Dupille, 9e Bataillon de Tirailleurs Algériens, était sorti de Cherchell, peloton 11, en 1952
Djebel Metloug, 11 février 1959
Le capitaine Antoine Biancamaria commande la 2e compagnie du 8e Paras À trente-six ans, cet officier d’origine corse, titulaire
d’un baccalauréat de philosophie, traîne derrière lui un beau passé de guerrier dans les troupes coloniales. Comme la plupart des
militaires de sa génération servant dans des unités d’élite, il compte deux séjours en Indochine d’où il est revenu avec une croix
de guerre ornée de huit citations. À la fin de l’année 1954, il a participé aux premières opérations menées en Algérie, dans les
Aurès, quelques semaines seulement après la Toussaint rouge, avec la 25e division d’infanterie aéroportée du général Gilles.
Il n’imaginait pas que les actions de police d’alors se mueraient en une guérilla coriace.
Deux sections de la 2e compagnie fouillent le versant nord-ouest du Metloug. Avec son élément de commandement et une troisième
section, le capitaine Biancamaria s’engage sur la ligne de crête. Rapidement, un djoundi est débusqué et un fusil-mitrailleur
récupéré, sans plus. Quelques minutes s’écoulent avant que le gros de la bande ne se dévoile. Cette fois, c’est du sérieux. Le
terrain, constitué par un maquis serré de touffes d’alfa et de rochers cisaillés de gorges creusées par les oueds en crues, ne
permet pas de repérer l’origine des tirs. Le groupe de tête stoppe. Biancamaria parvient à sa hauteur et ordonne une manœuvre à
la 4e section. Les tirs reprennent et la résistance est enfin localisée.
-A l’assaut !, ordonne le capitaine.
Il s’élance avec le groupe de pointe qui annihile la résistance en quelques rafales. Le silence s’apprête à succéder au vacarme
guerrier lorsqu’il s’écroule dans une longue plainte. Le sergent Sentenac, l’infirmier, et deux paras soutiennent leur chef qu’ils
allongent à terre. Il meurt aussitôt, touché par une balle au voisinage du cœur. Le lieutenant Marcesche prend le commandement de
la compagnie tandis qu’un hélicoptère évacue Biancamaria et trois blessés.
Extrait de « Se battre en Algérie » Patrick-Charles Renaud-Editions Grancher, Paris.
Le capitaine Antoine Biancamaria, 8e Régiment de Parachutistes Coloniaux,était issu de la 5e promotion
« Rhin français», 1945.La 41e Promotion, 2001-2003, de l'EMIA (Ecole Militaire InterArmes) a reçu le nom de « Capitaine Biancamaria »
Le capitaine Biancamaria dans l'opération où il fut tué
Chaabet-El-Kebir, dimanche de Pâques 2 avril 1961
La section du sous-lieutenant Varangot se détache sur une crête, les trois équipes de voltige en tête. Parallèlement, sur l’autre
versant, progresse la 4e section de l’aspirant Dupré. Ce jeune officier de réserve évolue sur une pente dépourvue d’abris
naturels, un glacis dominé par une falaise au pied de laquelle s’amassent des éboulis. Quelques chênes-lièges chétifs survivent
parmi les rochers.
Soudain, les paras de Dupré qui ont enfilé les dossards blancs pour faciliter leur repérage en cas d’intervention de
l’aviation, courent sur la pente. Les pistolets-mitrailleurs crépitent. Les fellaghas les ont laissés descendre le long de
cette pente chauve qui se termine par des gorges quasiment infranchissables, au fond desquelles se dessine le Chaabet-El-Kebirs*.
Au-delà, se dresse une véritable muraille, pleine d’anfractuosités et de grottes. Disciplinés, les moudjahidin ont entendu les
paras passer au-dessus d’eux, terrés dans des blockhaus creusés dans la rocaille. Ils ont ensuite soulevé les branchages qui les
masquaient pour ouvrir le feu dans leur dos.
Le sergent Gorski, un jeune appelé du contingent originaire du nord de la France, se poste derrière un bosquet pour observer
à la jumelle les falaises truffées de grottes. Soudain, la casquette de ce grand gabarit saute en l’air. La balle lui trace un
sillon dans les cheveux, pourtant déjà très courts. Il s’en retourne en arrière et interpelle le sergent Mazars qui, au même
instant, est frappé de plein fouet à la poitrine et tombe dans ses bras. L’aspirant Gérard Dupré, récent successeur du
sous-lieutenant Ledoux à la 4e section, s’avance pour s’assurer de l’emplacement de son groupe de voltige.
-Mitraillez la falaise pendant que je traverse le petit découvert, ordonne-t-il à Gorski.
Ce seront ses dernières paroles. Dupré s’élance et s’affaisse aussitôt.
-L’infirmier !, crie Gorski.
Lorsqu’il dégrafe la veste du treillis imbibée de sang, l’aspirant est déjà mort.
Le projectile s’est logé sous le bras, dans l’aisselle, au niveau du cœur.
*Chaabet : ravin, défilé, gorges.
Extrait de « Se battre en Algérie » Patrick-Charles Renaud-Editions Grancher, Paris.
L'aspirant Gérard Dupré, 14e Régiment de Chasseurs Parachutistes,était sorti de Cherchell en octobre 1960, peloton 005, promotion « Koufra »
Scènes de la vie ordinaire d’un EOR
Le marchand de gâteaux
Incorporé au 23ème Régiment d’Infanterie de Montpellier, j’avais pris
l’habitude, quand je n’étais pas fatigué, de flâner, de me promener, le soir, dans
les rues et ruelles de Montpellier. A Cherchell, j’ai continué cette habitude et
un jour, seul dans une rue, je suis abordé par un Algérien tenant un
plateau – fabrication rustique d’assemblage de planches , soutenu par une corde
passée autour du cou- sur lequel sont disposés des gâteaux dégoulinant de miel.
Il me dit : « Tu m’achètes un gâteau, c’est 15 centimes ».Je lui réponds « Je n’ai
pas d’argent ».Il a un sourire amer, mauvais et je comprends qu’il pense
« C’est parce que je suis algérien… ».Alors je lui dis : « C’est vrai, regarde » .Je
ne mens pas, j’ouvre la poche droite, rien. Je retourne la poche gauche du pantalon,
rien, puis la poche droite et surprise …je trouve 15 centimes. Il a un sourire
riomphant, satisfait de me prendre en défaut et s’écrie « Ah ! » .Alors je me trouve
contraint de lui dire : « Je ne le savais pas, donne moi un gâteau » Et lui,
content, me répond : «Tu peux en prendre deux»
Et j’ai eu deux gâteaux pour le prix d’un.
Marché et marchands ambulants
La laveuse
Dans une des premières maisons après la sortie principale de l’Ecole, une algérienne nettoyait, moyennant paiement,
les tenues des militaires qui ne voulaient pas s’en charger eux-mêmes. Fin juin, on allait bientôt retourner en
France, pour une fois je décide de ne pas nettoyer un treillis et de le lui confier. N’ayant pas beaucoup d’argent
de poche, huit jours plus tard, je me rends compte que je ne peux la payer. Je n’ose pas aller rechercher ce
treillis ; j’hésite, pas d’autre solution que d’aller, tout penaud, le rechercher en expliquant ma situation à cette dame.
Elle m’a regardé des pieds à la tête, m’a jaugé, et répondu « Ce n’est rien, Allah me le rendra ».
Je suis resté sur place un moment, je me suis dirigé vers la porte, me suis arrêté pour la regarder, mais je n’ai pas
pu la remercier de vive voix, Je crois qu’elle s’est rendue compte que, vu mon état d’âme et mon attitude, je n’étais
qu’un remerciement muet.
Les laveuses
Serge Dufour, Promotion André Esprit